jeudi 6 décembre 2012

Vases Communicants de décembre 2012

Le tiers livre et Scriptopolis sont à l’initiative d’un projet de « vases communicants » : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement…  Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. La liste complète des participants est établie grâce à Brigitte Célérier.

Aujourd’hui, 7 décembre 2012, j’ai le grand plaisir d'accueillir ici Dominique Hasselmann, tandis qu’il me reçoit sur son blog Le Tourne-à-gauche.




Abolition des distances ? (2/2)


De Simmonds QUANA-LHEINE

 à

Nilla BOMORI



Chère Nilla Bomori,

Souvent, lorsque je reçois vos articles, je pense aux îles Borromées – enfin, trêve de rêveries, venons-en au fait.

Je tiens à vous rassurer tout de suite : nous sommes dans les temps, et même dans le temps. L’étape qui nous guette ne nous surprendra pas en sueur et les jambes en coton, comme si nous escaladions le mont Ventoux sur un vélo, ce que je n’ai jamais tenté que par poste de télévision interposé, à l’époque où ces distractions occupaient une partie de l’été de la population française.

Votre étude – j’en fais ici l’article : elle est forte et imaginative car basée sur le réel – paraîtra au jour et à l’heure prévus et je crois même qu’elle pourrait être accompagnée de mes propres réflexions qui viendraient ainsi, comme en miroir, éclairer (si cela était nécessaire), prolonger (si cela était utile) et ouvrir (si cela était pertinent) vos vues sur la question qui nous a taraudés : l’abolition des distances.

Quand ce thème s’est mis à scintiller dans nos esprits, il s’est imposé comme une évidence presque aveuglante : certaines phrases ne devraient se lire qu’avec des lunettes de soleil.

Je ne pense pas que l’on puisse cependant mettre le temps dans la marge. Même sans disposer des capacités intellectuelles, qui ne furent pas relatives, de certain savant à la langue bien pendue, il me semble que l’un ne va pas, ne court pas sans l’autre. Le temps se décale dans le lointain, la distance se rapproche ou file perpétuellement : le couple satanique est tiraillé par ses envies, ce sont des frères siamois que l’on ne saurait détacher, au bistouri ou au laser, sans risque.

La téléportation et l’ubiquité représentent certes l’une des avant-dernières étapes de l’évolution vers la disparition de la distance (de l’étendue, de l’espace et donc de l’espace-temps) ; je l’ai également constaté.

Chacun, à cette époque apparemment bénie – vous vous en souvenez comme moi – pensait que la science avait vaincu l’élasticité (en la supprimant) de l’espacement et de l’impossibilité de faire coïncider une existence avec une autre : on décollait et atterrissait, sans autre avion que soi-même, avec toute facilité, c’était un jeu d’enfant à tel point que l’industrie des vidéos games avait disparu instantanément. Et par cette « transportation » (qui détruisit la SNCF en un clin d’œil), le miracle ou le mirage des temps différents était supprimé, comme vous le soulignez avec juste raison.

L’ère numérique était demeurée sur son erre : plus personne ne lisait d’écrits puisqu’il n’était plus nécessaire d’en éditer. Chacun était par définition « auteur(e) » et diffusait tous azimuts ses pensées, son imagination, sa sensibilité qui se mettaient en forme automatiquement pour pouvoir être saisies par un autre être humain. Votre concept d’« être ubiquitaire » correspond à merveille avec ces nouvelles capacités ou performances qui avaient ainsi été accordées, dans une période strictement limitée à quelques années, aux nouveaux communicants (« les nouveaux philosophes » ne ressemblaient plus, depuis longtemps, qu’à une trace de poussière archéologique).

Oui, il est important de mettre le doigt sur l’alliance de l’écrit, de l’image et du son : mais ces prémisses « modernes » (en ce temps-là) n’étaient-elles pas justement la manifestation de leur incomplétude ? Nos sens avaient bougrement progressé par rapport à ce stade que l’on peut considérer comme infantile, une fois que nous sommes maintenant parvenus là où nous nous tenons.

« L’imagination prenait simplement la place de la réalité », écrivez-vous. Oui, la fée du logis avait été achetée à prix d’or par les successeurs de Walt Disney et chacun portait en lui une puce du type RFID avec le copyright du célèbre milliardaire.

Les moyens de transport en avaient donc pris un coup dans l’aile (comme sur l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, il y a bien deux cents ans de cela), ou dans les trains super-rapides à sustentation électromagnétique. Vous mêmes, vous étiez venue à Paris en TGV et m’aviez confirmé alors la drôle d’impression que cela vous avait produit, rétroactivement.

Quand vous rappelez dans votre article les désastres, prévus puis advenus, qui ont bouleversé puis englouti à moitié la Terre, il est clair qu’un dirigeant doté de pouvoirs surnaturels manquait au « management » de l’existence humaine. L’hypothèse divine n’en était sûrement qu’un succédané (véritable « succès damné » à l’époque des guerres de religions, batailles picrocholines qui nous semblent tellement dérisoires dans le nouvel univers).

Car Gilgamesh, dont vous citez l’exemple, ne fut jamais que celui que j’oserai appeler « Uruk Roi », un fantoche à l’antique cornegidouille, un grand paltoquet qui mit partout la confusion dans les têtes et dans les corps. Je demeure sceptique quant à votre allusion à cette figure sumérienne et saumâtre qui vient, dans votre article, mettre en avant le pantin ex nihilo, le grand manipulateur (dans le genre d’un Salvardor Dali dont on se gargarisait périodiquement dans notre beau pays), celui qui tire les ficelles et se prend pour le dieu de l’ubiquité.

Or, je tenais à vous le signifier, seul Alfred Jarry, un écrivain chu dans l’oubli, est le créateur d’Ubu Roi en tant que figure à jamais indépassable de l’archétype du monarque, de l’hiérarque, du potentat, de l’assoiffé de pouvoir & de l’absurde réunis.

Depuis que les œuvres complètes de ce génie sont dans le domaine public, il suffit de penser à son nom et voilà qu’elles viennent automatiquement s’inscrire dans votre cerveau. L’abolition des distances (Sophie ne me contredira pas) est à ce prix qui ne participe même plus de l’ordre littéraire.

Grâce enfin à la créativité de nos ingénieurs et à l’ingéniosité de nos industriels, le système généralisé de la Transmission de pensée à très haut débit (TDPATHD) avait pu être mis en place et vous vous souvenez, chère Nilla Bomori, de la journée d’inauguration à laquelle nous fûmes conviés, vous et moi, en tant que chercheurs associés, au sommet de la Tour Eiffel toujours debout malgré les débordements furieux de la Seine tous les ans.

Nous pouvions désormais penser dans la pensée de l’autre, nous étions presque interchangeables (mais des boutiques spécialisées savaient nous conserver certains caractères à peu près uniques), il n’y avait plus de barrières physiques ou mentales entre nous tous.

La distance : nous étions téléportés – et cela valait mieux qu’une ancienne période historique de wagons et de départs de trains en gares vers l’Est – et l’on pouvait également se multiplier (comme les cascades du rire ubuesque), devenir un « soi » différent mais encore semblable, dans un autre corps, homme, femme, enfant, vivre ainsi des vies successives et parallèles, se dédoubler à l’infini, ou presque, comme Orson Welles dans les miroirs de ce très vieux film, La Dame de Shangaï.

Les objets matériels n’étaient plus que des gadgets que l’on avait mis sous vitrine ou rangé dans des placards : rien dans les mains, rien dans les poches ! Tout dans la tête, souvenirs, désirs, espoirs, visions, intelligence et écoute des autres, osmose jusqu’à parfois en avoir le tournis : mais des « cellules psychologiques » voisinaient désormais dans notre sang fabriqué avec des plaquettes artificielles (plus besoin de faire la quête auprès des automobilistes, comme dans le passé, avec un tronc siglé d’une croix rouge sur fond blanc).

Si l’on écrivait encore quelques articles ou quelques livres, c’était un luxe pour bibliophiles attardés – ils s’étaient agrégés dans une petite association huppée – et ceci explique pourquoi vous m’avez envoyé votre écrit et pourquoi je vous ai répondu à l’ancienne : pure nostalgie !

L’autre jour, j’ai remis la main sur une antique photographie. Ce sont mes grands-parents « paternels », à tous les sens du mot, dans la cour de leur jardin à Vesoul, en Haute Saône, une ville qui a été rasée en 2134 par le tsunami causé par la rivière locale, le Durgeon.

Quand je regarde ce document, je me dis que l’abolition des distances était vraiment un souhait totalement archaïque, à cette époque.


Simmonds QUANA-LHEINE

Photographie de Jules Hasselmann

 Texte : Dominique Hasselmann

jeudi 22 novembre 2012

Retrouvailles de A à Z


A

Il est là. Le crâne rasé. Face à ma fenêtre. Il attend dans le parc. Sans gêne. Il pense reprendre ce passé resté en plan, quatre ans avant.

B
J'étais bardée de barbelés. Il m'a rebranchée. Bêtement, j'ai balbutié. Dans ses bras, le baiser a brinquebalé. Et, rebelote les blessures.



C

Ce que Casanova a concocté : créer conditions correctes. Cacher conquêtes concomitantes. Cracher sur sa compagne actuelle et me reconquérir.

D

Il déboule derechef dans mon désert. Il dit que son destin m'a été dédié. Il désire redevenir mon double, j'adore ce dandy, je dis d'accord.

E

Que cette scène se répète, et c'est l'Eden. Bercements, éther, reflets d'encres légères, pensée, pèse-nerfs, et ce rêve de rester ensembles.

F

Finalement, j'ai enfermé l'enfer de ta fuite en mes plus profondes fibres. Tu refais surface entre les récifs. Et je vais refuser fermement.



G

Ce gars me regarde. Je suis gênée. Pas mon genre. Il me dévisage. Il a grossi mais c'est sa dégaine. Je gamberge. Je me gare. Je l'ai giflé.


H

Il me hèle dans le hall de l'hôtel. C'était mon homme. Il a hanté huit de mes années, en me harcelant. Je hurle qu'aujourd'hui, je le hais.


I

Il me défie de reprendre cette idylle. Je me défile. Je ris. Cette idée fictive de lien éternel, dis-je, ne se lit qu'en des piètres livres.


J

Subjuguée, je le suis. Il enjolive notre jeunesse. Il la rejoue. Le grand jeu. Il me le jure... Et, parjure, il prend ses jambes à son cou.

K

Il est karatéka et me met KO quand je lui dis ok pour le remake. Avec son mikado, il me refait le coup de l'amour en kit. Le cas de le dire.


L

Alléluia ! Sur son cellulaire, il a libellé un reblabla avec violons et violoncelles, soleil et saltarelle. J'y allai, et, ce fut l'hallali.


M

Remember. Il a été mon premier maraud, et son amour, une flamme immortelle. Et, maintenant, il mimait manifestement le moment des serments !

N

Non, que nenni, n'imaginez pas de nouvelles noces. Ne niez pas, ne venez pas, vous me peinez, mes nerfs noués. Aller à Ninive pour se noyer.

O

Ma mort est proche et je t'exhorte. Recommençons. Amore. Amore. Amore. Revenons vers l'orée des songes, croquons encore la pomme, follement.



P

Repeupler les pages de nos plaisirs. Nous permettre le pire. Espérer la paix des esprits. Respirer en ce repos, reprenant, des années après.



Q

Quinquagénaire, il se requinque en repiquant à d'antiques conquêtes. Il débarque, et quasi le temps d'une quête, le satané coquin rembarque.

R

Tourner en rond et ronronner, retours répétés, revenir en arrière, réviser, bref recommencer, redire, faire rejaillir l'amour, et, repartir.



S

Une histoire classée sans suite. Il ressuscite le dossier. Il assaisonne la sauce et la sert. Et moi sans souci, je le laisse m'assassiner.


T

Tapiner, toilettée, talons, voilette violette, trottiner sur les trottoirs, et, me heurter à toi. Ô retrouvailles ! La tête que t'as fait !


U

Il est revenu. Plus vu, de belle lurette. Cent et cent lunes. Le rêve me surprend plus qu'une nuée de huppes. Très peu prudente, je rechute.



V

Voyageur volage, il revient. Rêve vivace encore. Souvenirs de nos vagabondages vespéraux. Je dis, ah ! je veux m'évader vraiment avec vous.


W

Je le revois dans le train de Waterloo devant les WC du wagon de première. Il semblait un cow-boy sorti d'un western. Soudain twist again.



X

Mon ex revient de son extravagant exil et exige de me revoir. Excessif, vexant, quand je l'expédie, il dit que je ne suis plus du tout sexy.

Y

Il recycle des stéréotypes en smiley : synesthésie, synchronie, synergie, sympathie... Il essaye, et, me voilà tombée de Charybde en Scylla.


Z

Mon jazzman recompose mezza voce le puzzle. Blizzard après mes lazzi. Zinzin, il revient de Zanzibar pour un pizzicato. Je reste de bronze.



Lirina Bloom



140 caractères pile-poil associés à la contrainte oulipienne "coton majoritaire" qui oblige à utiliser en majorité et en allitération chacune des lettres de l'alphabet successivement.

Variantes contraintes de l'histoire suivante écrite, d'abord, librement au fil de l'eau, mais en 140 :

Un appel ou deux par an. Nous disions vouloir garder des parcelles de notre jeunesse. Et il est arrivé, en chair et en os et le désir avec.
Il est là. Trente ans sont passés. Les sillons sur ses joues. Le regard intact, et la voix. La nuit à parler. Et puis, il n'est pas reparti.
Il a apporté des fleurs et des bonbons, réglisse et tulipes blanches, comme à notre premier rendez-vous. Nous oublions le temps et la pluie.






vendredi 9 novembre 2012

L'Expertise - Drugstore de Hopper -


Lirina Bloom
Vases communicants de Novembre 2012
Avec Nicolas Bleusher
2 novembre 2012

«Drugstore» de Edward Hopper
Lirina Bloom sur une proposition de Nicolas Bleusher

L’EXPERTISE

Ce vingt six octobre 2012, Nicolas Bleuxher m'exhorte à contacter un expert pour examiner un tableau d'Edward Hopper, mystérieux à l'excès.

A Paris, on exposait Drugstore toile de 1927, 101.92 cm x 73.66 cm. Extérieur nuit. C'était une pharmacie à la vitrine extrêmement éclairée.





Le point excitant, et à ce jour encore, inexpliqué, était le texte dont la graphie coexistait avec les lignes qui architecturaient la toile.

Aussi perplexe que l'avait été Bleuxher, j’extrayai chaque morphème que je recopiai avec exactitude, laissant coexister chiffres et lettres.


Cela donnait ceci : 
184 SILBERS PHARMACY 184
PRESCRIPTIONS  DRUGS
EX-LAX

Après réflexion, j'envoyai un télex à un expert, un vieil ami, sexagénaire, que je fréquentais peu car son sexisme m’exaspérait. Mais je le savais expérimenté et extrèmement intègre : il avait été mis à l'index pour inflexibilité excessive.


Bleuxher et moi étions à l’apex d’une curiosité exacerbée, quand, enfin, l’expert nous informa qu’il expédiait, en express, son explication.

L'expert adoptait, sauf exception, le style concis des examens extemporanés, pratiqués au cours des exérèses chirurgicales.

Des illustrations étaient annexées, elles montraient qu'il avait extirpé, non sans dextérité, des preuves rassemblées par connexion Internet.


Rapport d'expertise - numéro six cent soixante-six - de Drugstore d'Edward Hopper, toile, ici, en annexe. J'exciperai quelques images à l'appui.

Le texte est le suivant, partant de la partie haute de la toile - S puis 184 SILBERS PHARNACY 184 puis PRESCRIPTIONS puis DRUGS puis EX-LAX.

Le premier titre du tableau était Ex-Lax - Drugstore
Chacun sait qu’on a demandé à Hopper de repeindre le deuxième X d’EX-LAX en un C puis qu’on y a renoncé. Explication ? 

Première exploration : 
Le contexte est important. Hopper peint Drugstore aux USA dans la période des excès de la prohibition. 

A noter (recherches en cours) :
La prohibition a été l’espoir d’associations féministes qui y ont vu la possibilité de combattre la violence sexuelle des hommes alcoolisés. (Quelle ineptie !)

Le comte Felix Von Lückner, en voyage aux USA, témoigne en 1927.
«Les roues de secours peuvent être remplies par de l’alcool au lieu d’air. Des Teddy Bears à estomac métallique sont calinés par les dames.»

Le marché de l'alcool explose, on excelle à vendre la drogue illicite de mille façons, les médecins en font des prescriptions.



Bleuxher et moi, extasiés, répondons sans délais à l'expert exubérant que nous lui demandons d'expurger son analyse extravagante.

L'expert réexamine la situation et insiste sur le contexte. Il affirme que Hopper exultait, lisant Freud et sa "Traumdeutung" parue en 1900.

Bleuxher admet que le sexagénaire a des superconnexions cérébrales et qu'il utilise Gxxgle et ses capacités lexicologiques à merveille.

Aussi sec, je philosophe :

Les toiles de Hopper sortent des rêves dans l'immobilité des nuits et le rêveur regarde ce qui, l'instant suivant, s'évanouit dans le passé.
Il se retourne à peine, une dernière fois, regard oblique qui cherche l'ombre du lointain, et la lumière vient, elle, du centre de son rêve.

Oui, s’exclame Bleuxher, mais votre exposé est hors sujet, tentons d’être exhaustifs. Vos approximations laissent le mystère du texte intact.

Je l'admets, dis-je, restons dans l'expectative, laissons cet excellent expert continuer son exploration. Nous éviterons des conclusions inexactes.

Dans sa missive suivante, l’expert triomphe :

EX-LAX est le laxatif le plus connu du codex aux USA. Max Kiss, pharmacien d'origine hongroise et Israel Katz assurent sa rapide expansion.
Le produit est conçu en 1906 et, en 1925, il est un produit phare. La compagnie EX-LAX construit une nouvelle usine sur Atlantic avenue, après l’expropriation de l’usine d’embouteillage de bière Herman Thémig.
L’idée de génie est de donner au laxatif un goût chocolaté qui plait aux enfants et à leurs mères. La publicité montre des enfants souriants aux côtés de mères heureuses.
Son principe actif est la phénophtaléine, un produit utilisé pour ses propriétés qui  permettraient la maitrise d’une exonération régulière des excréments.
Petits et grands peuvent en profiter, en ces temps où la santé, c’est, avant tout, la purge.
A noter (recherches en cours)
L’obsession des selles régulières et à heures fixes a été inculquée aux mères par les médecins hygiénistes. (Les femmes encore !)



L’expert affirme, qu’il suffirait d’ajouter au texte de la toile Drugstore, les conjonctions nécessaires, pour le rendre excellemment clair.

Il conclut par ces mots et paraphe :

Exégèse de l'inscription : beaucoup d'argent (Silbers) est fait dans les pharmacies (Pharmacy) avec les prescriptions (prescriptions) de médicaments (drugs) comme le laxatif Ex-Lax.


Maintenant, Bleuxher et moi étions lancés, nous exultions, les zones inconnues diminuaient à vue d’oeil :

Le rêve est un rébus et il en est ainsi de la toile de Hopper, dis-je. 
Tout fonctionne par métonymies, métaphores et déplacements, dans le texte, bien sûr, mais aussi à tous les niveaux d’interprétation de la toile.

Pour moi, c’est l’extase, j’en serais presque aux génuflexions si je ne contenais pas mon exaltation exacerbée. 

J’ajoute : vous voyez que les motifs sont repris deux fois. Remarquez comme les deux X d'EX-LAX structurent la toile. Prenez cette lettre X - qui représente en mathématiques l’inconnue des équations - séparez la en deux et vous aurez deux icônes triangulaires ou V, l’un ayant la pointe en haut et l’autre la pointe en bas.  Voyez comme on retrouve des V verticaux inversés dans la vitrine et des V horizontaux sur les ombres du trottoir. 

A mon étonnement, Bleuxher renchérit :

Silber est un mot allemand : c’est silver en anglais et argent en français. Il évoque immanquablement l’argent des monnaies et le Silbergroschen est une pièce d’argent prussienne du XIXème siècle. 


Voyez, en 1925, subsiste en Autriche, le Groschen. 

Le spectre de la Grande Guerre ? s’exclame Bleuxher.

Phénoménal, m’écriai-je ! Poursuivons.

Chaque rêve, si l’on en croit Sigmund Freud et même Karl Gustav Jung (ils sont d’accord sur ce point) a un contenu manifeste et un contenu latent.

Le contenu manifeste du tableau serait : une pharmacie au coin d’une rue, sa vitrine est éclairée. Sur la devanture, la publicité du laxatif Ex-Lax et l’indication qu’on y exécute des prescriptions de médicaments.

Mais, vous le voyez, Bleuxher, c’est évident, Hopper joue entre l’anglais et le français, entre Pharmacie et Drugstore. Ainsi, il indique indirectement les deux sens possibles de drugs : drogues ou médicaments.

Fixant l’image du tableau, Bleuxher dit, savez-vous que, pendant la prohibition, l’alcool pouvait être vendu dans les pharmacies sur prescription médicale ?

Encouragée, je poursuis.

Alors, le contenu latent de l’inscription pourrait être le suivant et Hopper voudrait nous dire :

«Je feins de parler de l’inoffensif et très officiel Laxatif Ex-Lax, mais il s’agit en fait de tout autre chose. En réalité, mon tableau Drugstore se moque de la prohibition.»


Plus fort encore, affirmai-je, EX-LAX est bel et bien là, organisant la toile : icône, forme et contenu, je veux dire, composant chimique inclus.

L’expert vient de nous envoyer l’image d’une boîte du laxatif et ce complément d’information :

La phénolphaleine est un indicateur de pH et change de couleur au contact d’une solution basique. Elle devient rose plus ou moins foncé.
Le produit pouvait colorer les selles et les urines en rose.





Voyez les deux amphores de verre, remplies de liquides - suspendues symétriquement de part et d’autres des décors faits des boites du laxatif ! 
Seraient-elles une interprétation picturale des propriétés de la phénolphtaléine ? 
Indiqueraient-elles le feu vert ou le feu rouge donné aux exonérations corporelles par le produit chimique ?
Seraient-elles l’expression de l’alchimie de la palette de Hopper où les rouges jouxtent si souvent les verts ? 
Ou alors, en toute logique, sont-elles la transposition pour la peinture des alambics qui permettaient, dans les caves, la distillation de l’alcool prohibé ?

Pour finir, regardez : les couleurs de la boîte d’Ex-lax organisent celles de la vitrine, tableau dans le tableau, lumière isolée dans le décor vert-nuit des alentours.






Bleuxher et moi avons passé la soirée suivante à détailler la reproduction photographique du mystérieux tableau, jusqu’à remarquer que le M de Pharmacy avait été remplacé par un N. Mais le cliché était-il fiable ?

Ce remplacement du M par N nous avait, jusque là, complètement échappé et même l’expert, qui pourtant l’avait d’emblée vu. Son premier courrier le mentionnait. Pourquoi n’avait-il rien dit ?

Nous nous sommes bientôt convaincus que nous devions examiner à nouveau le tableau. 

Nous irions revoir ensemble les toiles de Hopper.

Dans le train qui nous menait à Paris, je dis à Bleuxher que c’était, peut-être, Joséphine Nivison, la femme d’Edward Hopper qui avait proposé de modifier le deuxième X d’EX-LAX en C pour pouvoir vendre le tableau à son premier acheteur qui, finalement, l’avait préféré en l’état...

Il s’étaient mariés trois ans plus tôt, exactement le 18 avril 1924, et elle était peintre, elle aussi.

184 - Nivison, répétait Bleuxher, pensif, 184 Nivison ...





Lirina Bloom
le 2 novembre 2012

jeudi 1 novembre 2012

Hopper avec Nicolas Bleusher.


Le 2 Novembre 2012.

Dans le cadre des Vases communicants 
sur une proposition de Nicolas Bleusher :
interprétations  croisées  de la toile 
d'Edward Hopper Drug Store (1927).

Sur le principe des échanges entre auteurs, 
je reçois Nicolas Bleusher 

et mon texte  L'expertise se lit chez lui :

Les autres échanges du mois de novembre 
sont à découvrir ici :

LB

En souvenir de Maryse Hache.


Drug Store

- 2 NOVEMBRE 2012









C'est qu'il y a deux Franck Silber, mesdames et messieurs les jurés !

Celui qui pèse, le jour, qui dose, concocte et empaquète, en blouse immaculée, entre fioles et bocaux, avenue des Amériques. Celui qui oeuvre au comptoir, derrière les tentures pervenche de la respecta-bilité, qui administre ses mots aimables aux constipés du quartier et aux migraineux de passage.

Et puis il y a l'autre. Je parle du prédateur, de celui qui attend son homme, la nuit venue, le sourire tapi dans l'encoignure d'une porte, cette porte qui ouvre sur un couloir étroit et qui conduit à la réserve de la pharmacie. Je parle du Silber perruqué, travesti, transformé. Je parle d'une organisation impeccable, d'une horreur méticuleuse, d'un sadisme en gants blancs, d'un plaisir monstrueux. Je parle de Franky-la soude...


Nicolas Bleusher